Roger d’ Aurillac
Chapitre 1 AUBE SEREINE
Trad : Pol Pérez et Hélène Beaulieu
Tout avait commencé la veille, car rien n’a lieu sans un prélude. Je savais que ce n’était pas l’affaire d’un comte d’observer les étoiles, mais j’étais monté en cachette jusqu’à la tour la plus haute du château pour contempler Cassiopée.
D’après notre bienveillant abbé, il fallait la chercher à droite de la Petite Ourse, juste en dessous de la constellation boréale de Céphée. Avec ces paroles bien présentes dans mon esprit, je m’apprêtais à l’observer.
Je n’eus pas trop de mal à la repérer : elle était là, resplendissante, comme la lame acérée d’une épée qui ni n’aurait jamais déchiré la chair. J’étais retourné au lit après l’avoir longuement regardée et, avec les yeux qui me papillotaient encore à cause de sa lueur, je m’étais enfoui dans ma couverture. Cette nuit-là, pour la première fois depuis mon retour au château, j’avais finalement réussi à m’endormir. Et je ne me serais pas levé de bonne heure si des chevaux hennissant autour du fossé ne m’avaient pas réveillé à l’aube.
La nourrice, qui m’entendit, s’empressa de mettre mes vêtements près de la cheminée pour les réchauffer, comme elle avait recommencé à le faire depuis mon retour. Malgré l’agréable sensation que je sentais sur la peau, j’étais profondément incommodé par le fait qu’elle ait repris les habitudes de mon enfance sans me demander mon avis. Je m’en voulus d’avoir accepté sa demande de revenir à mon service, dès qu’elle eut appris la mort de mon père, mais je ne sus pas le lui dire. Pour compenser pour le retard, je me suis dirigé rapidement vers l’antichambre, où l’on ne tarda pas à m’annoncer l’arrivée d’une dame.
Dès que mon garde personnel lui ouvrit le passage, sa silhouette en colère s’avança jusque devant moi. Pendant un instant j’ai cru qu’elle portait une dague sous sa cape et qu’elle pensait me l’enfoncer dans la poitrine – elle l’a peut-être fait, sans le savoir –. Cependant, au lieu de se lancer sur moi, elle tomba à mes pieds, abattue.
– Comte d’Auvergne, je viens vous demander de faire justice!
D’instinct, je cherchai du regard le comte, mon père, sans le trouver. Pas plus que mon oncle, son frère, qui le remplaçait habituellement en son absence. C’est alors que je me rendis compte que c’était moi le comte à qui la dame s’adressait, que c’était à moi qu’elle demandait de faire justice, que c’était moi qui devais faire respecter les lois du comté de Souvigny jusqu’à la source du Tarn. Et un frisson douloureux me parcourut l’échine.
C’est ce matin-là, et non le jour où mon père est mort, que je devins comte d’Auvergne: un honneur et un devoir sacrés. Après maintes nuits blanches, Cassiopée m’avait enfin aidé à m’endormir et je me réveillai avec l’esprit plus clair que je ne m’étais réveillé en mes quatorze ans de vie. Je m’étais souvenu du mythe que l’abbé m’avait conté un soir. Il ne sert à rien d’essayer de s’y soustraire : nous n’héritons pas seulement des droits de nos parents, mais aussi de leurs responsabilités. J’avais enfin compris les mots de mon tuteur, Raymond de Campllong, le jour où il est venu me chercher au monastère de Saint Giraud.
– Frère Roger, votre père est mort, et son frère, votre oncle, l’a accompagné en cette triste fin. À présent, c’est vous le nouveau comte d’Auvergne. Vous devez quitter le monastère. Vos vassaux ont besoin de vous, Monsieur le Comte. Et qu’on ne voie dans vos yeux ni l’ombre rougeâtre des pleurs. Songez à quel point les ennemis de votre père se réjouiraient, s’ils vous croyaient faible et chancelant!
Et avec ces mots encore frais à l’esprit, j’ai demandé à la dame de se relever. J’ai regardé ses yeux, qui étaient mauves, et un cerne violet les encerclait. Ils étaient empreints d’une douleur qui traversait l’âme. Veuve déjà à mon âge, et moi encore un enfant qui se laissait habiller par son ancienne nourrice! Et du fond de mon cœur surgit une voix grave et solennelle que je ne me connaissais pas:
– Relevez-vous, Blanche. Aucune dame en deuil ne doit s’humilier devant un seigneur, si puissant qu’il soit.
Et c’est ainsi que, aidée de son fidèle serviteur, la dame m’exposa son cas. Après l’avoir écoutée, je lui offris de se réfugier dans mon château pendant que le Conseil se réunissait et décidait sur le litige. Car il n’était pas aisé d’administrer la justice dans un cas comme celui qu’elle présentait.
À suivre…